Reprise d’un texte paru sur remue.net le 26 mai 2010
On lirait partout (ce qui se lit de ce genre se lit toujours pareil partout) : enfin le grand roman de la crise financière. Et l’on se féliciterait de l’unanime louange, sans discuter des termes, on s’en féliciterait parce que, comme on l’expliquera plus bas, on a, assurément, beaucoup apprécié ce livre. Mais on ne dira pas – enfin le grand roman de la crise financière – pas plus qu’on ne le lira, malheureusement – on ne le dira pas parce que la seule possible voie de célébration unanime par les médias, ainsi formulée, serait un leurre et un contre-sens. Ce court livre en phrases longues ne simplifie pas, ne met pas la crise en une boîte, ne romantise pas l’affaire, n’héroïse pas l’affaire. Ni rédemption ni bucher des vanités. C’est pourtant un roman, qui prête corps à ectoplasmes (à : figures) et fait fiction de faits et de relations. C’est pourtant un roman, c’est pourtant grand et vaste, quelque chose unifie qui circule, essaime, tire et tend, brasse large les formes et les figures, au creux d’un (pourtant) petit volume. Et ça éclaire la crise financière, ça la diffracte, en spéculaire. C’est pourtant un roman – rivière et rubik’s cube.
Les Effondrés, de Matthieu Larnaudie, paru en avril 2010 chez Actes Sud, trace le portrait de la chute de quelques grandes figures de la finance internationale, de l’ultralibéralisme – le portrait oui de leur chute, non de leur splendeur. Une forme d’anti-statuaire, ou de statuaire du repli. Ce faisant il tient aussi de l’explication : de texte, d’images, d’un mélange des deux qui agglomérés font fable et poudre à nos yeux aveuglés.
La phrase est longue – celle-ci mise en exemple on l’a prise en cours, déjà en route depuis deux pages – et serpente ainsi dans de larges mouvements qui ne débouchent que sur leur propre impasse. Le propos semble – semble – s’égarer dans des circonlocutions logiques, tout en restant parfaitement articulé, et très précis, très documenté. Il dit ainsi la puissance et la chute, l’auto-cannibalisme induit par cette volonté de puissance sans fin, sans intention autre que sa propre progression. Et c’est à ça qu’elle sert, la phrase longue qu’on a du mal à rapporter à quelque modèle précis – même si Claro y a entendu Proust. Elle n’est pas celle du compère inculte Mathias Enard, puisqu’elle ne dérive pas vers autre époque ou longitude (ou parfois subtilement, en transition, pour ouvrir un autre de ces vingt-quatre chapitres) mais se tend entière à ce mouvement centrifuge, à cette auto-sédimentation (en même temps qu’auto-cannibalisme : ainsi, se replie sur elle-même).
La phrase est longue et c’est surprenant aussi, quand on a l’ « habitude » (guillemets, car : n’exagérons rien) de savourer la critique du système, en littérature, sur des modes plus proches du cut-up – mais ça Larnaudie s’en très clairement expliqué dans le livre et sur Libr-Critique, ici.
La phrase est longue en modèle algorithmique complexe (de ceux dont on sait qu’ils régissent le fabuleux casino), elle est longue pour dire un modèle (un monde) auto constitué et auto référencé, voué à sa propre perte (la notre avec, subséquente), elle est longue pour mourir en un souffle coupé – ainsi nul besoin de figure exemplaire, de rédemption, pour qu’y vive une mélancolie. Globale (également planant sur le faste et sur la décadence). Ainsi de Maddoff, l’escroc sitôt légendaire qui constitue l’une des figures creusées sur plusieurs chapitres, choisir plutôt :
Au passage, le tribun à talonnettes, qu’on aura reconnu, lui et d’autres ainsi épinglés, croqués, jamais nommés, juste via surnoms de série télé ou figurines en plastique – le Maestro, le Gorille, le Patron… jamais nommés mais incarnés en leur geste et mouvement – passer outre le miroir d’infos et les animer corporellement (non sans perversité, jouant d’eux comme ces marionnettes à gaine où l’on glisse sa main) est un des enjeux aussi, du livre, dans cette tentative d’appréhension de l’affaire en son entier. Incarner ces figures fictionnelles dont faits et gestes agissent, gouvernent, modifient le monde réel. Le surnom, ici, ne fait pas basculer ce réel en fiction ; le détour est plutôt d’assumer la fictionnalisation permanente de ces entités dans notre réel commun, et les incarnant, tenter non de les humaniser, mais de les mouvoir, et notre conscience dans leur sillage, fouettée – éveillée ?
Larnaudie coupe le stroboscope, puis le son, puis passe en lumière naturelle – l’effet est de descente, celle d’après la drogue ou la fête. Et ce phrasé élancé, emportant avec lui ce lexique aux teintes métalliques, joue dans le même sens : celui d’une mélancolie active, d’un œil embué, mais toujours vif.
Les Effondrés, de Mathieu Larnaudie, Actes Sud, avril 2010, ISBN 978-2-7427-9010-4