« (…) Une émission ne s’évapore plus dans les airs. Une émission continue de vivre après sa diffusion. Pour le pire (on aimerait qu’une émission ratée, une question ridicule, disparaissent à jamais). Et pour le meilleur. Un auditeur qui a raté le début, ou l’ensemble, qui veut réécouter une émission, qui veut la garder ou la signaler à quelqu’un, peut aisément le faire. C’est une évolution majeure, et heureuse. Mais c’est aussi un ensemble de questions pour nous. Nous sommes obligés de repenser notre manière de faire, à plusieurs niveaux. D’abord, nous devons à la fois continuer de nous inscrire dans un flux (pour les auditeurs qui écoutent en direct et passent d’une émission à l’autre), et prendre en considération le fait que nous sommes écoutés aussi en décalé, de manière autonome, en dehors du flux. Ces temporalités d’écoute peuvent correspondre à des conditions et des intentions d’écoute qui sont différentes, voire contradictoires. En ce qui me concerne, Place de la toile est diffusée le samedi à 18h10, après un journal d’informations. Je suis donc écouté par des auditeurs qui ont peut-être entendu l’émission littéraire entre 17 heures et 18 heures, puis les informations pendant 10 minutes, et tombent alors sur un magazine ayant pour objet les nouvelles technologies. Il est possible, pour ne pas dire probable, qu’une partie de ces gens ne soient pas du tout intéressés a priori par les questions que j’aborde. À l’autre bout du spectre – et cet autre public n’existait pas il y a douze ans – je suis aussi écouté par des gens qui ne sont pas des auditeurs de France Culture, mais podcastent Place de la Toile parce qu’ils sont intéressés par les nouvelles technologies, des gens à qui il arrive d’écouter un épisode avec plusieurs semaines de retard, qui vont l’écouter en courant ou en allant travailler. Il est évident que les attentes des uns et des autres ne sont pas les mêmes. Or je me dois de les combler toutes. Je me dois de combler ceux qui sont branchés sur France Culture parce qu’on leur parle de culture, et ceux qui écoutent Place de la Toile parce qu’on y parle de numérique. Cette nécessité engage la ligne éditoriale de l’émission (aborder les questions numériques sous l’angle de la culture), elle engage aussi le rythme (varier les points de vue au sein d’une même émission), la langue (traduire la langue informatique). C’est une part importante de mon travail. Mais le fait que les différents épisodes d’une même émission continuent d’être disponibles après diffusion engage d’autres questions. Ces épisodes constituent de fait une collection. Ce qui nous amène à penser les épisodes comme autant de chapitres d’une petite encyclopédie, et à accorder une importance nouvelle au temps long (faire revenir trop souvent les mêmes personnes, traiter trop souvent des sujets similaires, devient non seulement trop visible, mais inutile). En un sens, c’est une invitation pour nous à la variété, à une exploration progressive d’un champ dans une logique d’approfondissement par étapes. Et le site internet d’une émission, avec ses archives, ses liens, ses commentaires, avec la possibilité de renvoyer explicitement à des émissions passées, donne une vision d’ensemble qui était jusqu’alors inaccessible à l’auditeur, et peut contribuer à rendre visible cette logique. (…) »
Xavier Delaporte, in Culturenum : jeunesse, culture & éducation dans la vague numérique, CF éditions, 2013, Ouvrage coordonné par Hervé Le Crosnier (avec des contributions de Karine Aillerie, Guénaël Boutouillet, Brigitte Chapelain, Alan Charriras, Chantal Dahan, André Gunther, Xavier de La Porte, Laurent Matos, Elisabeth Schneider)
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(Cette collecte d’extraits de livres lus ou en-cours-de est personnelle, forme d’herbier sans valeur scientifique – rien ne vaut de découvrir les livres entier.)
Ce livre auquel j’ai eu le plaisir de contribuer, vaut, notamment, pour cet enchaînement d’expériences et d’idées de Xavier Delaporte, extrêmement alertes et curieuses de ses propres pratiques. J’aime beaucoup, de longue date, l’émission Place de la Toile, dont il est ici question, et la qualité journalistique (attention, exigence, vulgarisation) de Xavier Delaporte, son grand intérêt pour tout ce qui est de nos usages (du numérique, et au-delà, de notre monde, de l‘Ici et Maintenant). J’aime ce texte pour ce qu’il m’apporte de vif, d’élancements transposables dans mes réflexions quotidiennes sur les sites web auxquels je collabore, comme de ceux dont je me nourris. Ce texte vaut aussi pour son étrange manière, cette fluence de pensée, de rebonds, agencée en un seul bloc-paragraphe de plusieurs pages, un monologue enjoué, dénoué. Précieux.
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