L’invention perpétuelle du souvenir (et son absence) – avec Brainard, Perec, Pagès, Séné, Grossi et tous nous autres…

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je me souviens en ritournelle sans cesse reprise, je se souvient qu’il n’arrête pas de se souvenir, de revenir, de repartir, de muer.

On pourrait reprendre le titre de Harry Matthews, Je me souviens de Georges Perec, sauf qu’on n’a pas connu Perec, alors ça ne joue pas.

Non, ce qui me marque ces jours-ci (dont une part a débuté il y a des mois, en fait, mais s’est accrue ces jours-ci, par conjonction de situations d’écriture et d’ateliers), c’est la continuelle présence de cette forme mnésique, inventée par Perec dans Je me souviens, depuis celle qu’inventa Joe Brainard avec I remember avant lui, sa résurgence infinie, même tronquée, même déviée de son axe. Son impossibilité, paradoxale (car l’appel à la mémoire inclus dans la formulation et sa répétition est, mécaniquement, lanceur de nostalgie, et je se souvient surtout d’avoir tant oublié, des moments et des choses, de ce qui, forcément, inéluctablement, s’enfuit). Quelques livres, qui chacun s’en démarquent, pour mieux en prolonger le possible :

Souviens-moi, par Yves Pagès, éditions de L’Olivier, avril 2014

De ne pas oublier que le mot traçabilité, apparu en pleine crise sanitaire de la « vache folle », quelques années avant l’an 2000, a d’abord figuré sur des affichettes placardées dans les fast-foods, pour certifier auprès des clients l’origine franco-française de la bidoche hachée des burgers, avant d’englober par extension sémantique le suivi des infractions, dépenses et déplacements de la viande d’espèce humaine.

De ne pas oublier l’année passée à trier, classer, jeter les tonnes de paperasse obstruant chaque pièce de l’appartement où mon père venait de mourir, en immersion dans le capharnaüm mental que cet intellectuel clochardisé laissait à un fils qui, exempté vingt mois plus tôt de service militaire, avant bien douze mois à consacrer aux aléas de ses devoirs héréditaires.

De ne pas oublier cette jeune fille manouche qui, délaissant sa mère occupée à dénicher dans les poubelles quelques rebuts de métal à apporter au ferrailleur d’à côté, s’était arrêtée devant un panneau d’affichage électoral, avant de repasser au feutre jeune fluo les lèvres de la candidate écologiste Eva Joly, puis de remplir les lettres blanches du slogan de campagne du Front de Gauche, mais qui, faute de temps, sa mère l’ayant déjà rappelée à l’ordre, n’avait pu colorier que le NEZ de PRENEZ et le VOIR de POUVOIR.

C’est à La Baule, lors du festival Ecrivains en bord de mer, que j’ai pu découvrir, il y a deux ou trois ans, ce chantier ouvert de longue date par Yves Pagès, un vade-mecum ouvert, à la fois pense-bête citoyen et journal intime des manques et des trous. Où la forme imposée, ainsi modifiée, retournée sur soi, par deux fois sur soi (le souviens-moi étant suivi d’un systématique de ne pas oublier, qu’on pourrait tronquer en rappelle-moi de me rappeler), prend une dimension fortement injonctive. Et nous fait naviguer ainsi, au gré des obsessions sociales et politiques de l’auteur (qu’on pourra suivre sur son blog, archyves, qu’on avait apprécié déjà, également, dans ses livres, petites natures mortes au travail ou portraits crachés), entre le macro et le micro, puis, par les digressions et tournoiements logiques de Pagès (radicalement différent de l’énonciation perecquienne, et de sa brièveté ouverte), dans une zone mixte, politiquement intime (ou intimement politique).

Je ne me souviens pas, de Joachim Séné (en ligne sur remue.net)

Simple jeu d’inversion, que cette négation dans la formule, se dit-on d’abord, d’autant que le texte de Joachim Séné, propulsé d’abord en réseaux sociaux, puis en billets de blog, que j’ai considéré important de rassembler en un seul texte, ce printemps, sur remue, prend une toute autre direction, passant la proposition dans un futur antérieur (dystopique) : tout autre contexte, toutes autres potentialités. Mais cette négation produit quelque chose – quelque chose de même et d e tout autre  – :

« Je ne me souviens pas de la mort de Casimir et d’Hippolyte.

Je ne me souviens pas des téléphones qui ne sonnent plus.

Je ne me souviens pas des supermarchés vides.

Je ne me souviens pas des plages interdites jonchées de suicidés radioactifs.

Je ne me souviens pas de la fin du web. »

Le récit d’anticipation se fait sans prendre le chemin ordinaire (récit des circonstances, etc.), ce qui accélère son appréhension – et le récitatif mnésique/amnésique gagne en ampleur dramatique au fur et à mesure de son déploiement (et ce, même au futur antérieur). Mnésique ou amnésique, on ne sait, puisqu’en symétrie du je me souviens originel, qui produit de l’oubli, qui chante la disparition, le je ne me souviens pas, mis au futur antérieur par Séné, dit la vie par ses bords, par son infra-ordinaire (Je ne me souviens pas de la dernière cigarette / Je ne me souviens pas du dernier colibri ni de sa dernière fleur.) Et la suspension qui s’ensuit est autre, tout en faisant signe explicite à la formule originelle.

Ricordi de Christophe Grossi (L’Atelier contemporain, octobre 2014)

271. Mi ricordo

Des inondations dans le Polesine, des dizaines de morts et des centaines de milliers de réfugiés.

272. Mi ricordo

De cette loi qui rendait l’école obligatoire jusqu’à 14 ans.

273. Mi ricordo

Quand l’eau de vie a été rebaptisée eau de survie puis survie tout court – jusqu’à épuisement.

274. Mi ricordo

De cette femme qui s’avançait sans se soucier du regard des hommes.
(…)

277. Mi ricordo

Qu’il a cherché à recenser toutes les histoires qui avaient traversé son enfance.

Grossi lança d’abord ses mystérieux Ricordi sur twitter, énumération de Mi ricordo Autre détournement de la formule perecquienne (et brainardienne, se souvient-on de ne pas oublier d’ajouter), sa traduction en italien permet à Grossi la bascule du journal (tel qu’il en tenait dans « Va-t’en va-t’en c’est mieux pour tout le monde », chez publie.net) vers une autre modulation du récit (récit intime et récit du monde). Diffraction d’un réel (perçu), d’un narré (celui de l’histoire familiale, toujours mythologique), et d’images glanées, perçues, et pourquoi pas, inventées – d’ailleurs la distorsion est là dès la traduction puisque, tel qu’on l’apprend au milieu du livre,

257. Mi ricordo

ne veut pas dire je me souviens mais je voudrais ne plus oublier ou j’imagine des souvenirs ou tais- toi : écris plutôt !

Grossi s’en explique de magnifique manière en clausule : « parce que toute histoire est trouée et chaque souvenir un récit – pas une invention à proprement parler mais une fiction – et parce que je ne pouvais accepter que la perte des origines soit synonyme d’abandon ou de disparition, j’ai commencé à faire appel à la mémoire sensorielle, individuelle ou collective tout en me fabriquant une famille d’adoption, non pas autour de Turin en Lombardie mais autour de Turin, dans les Langhe. »

Et tout comme le souligne Sébastien Rongier dans sa note de lecture sur remue, et comme le précise nommément Grossi dans cet postface, cela le sépare de Brainard et Perec, de leur entreprise de restitution mnésique. Et la part fictive de cet inventaire buissonnier est explicite, et soulignée. Le curieux mouvement intime/extime produit par la litanie mnésique est déplacé – et souligné.

Ces trois beaux livres, tout comme le Brainard, puis le Perec, produisent de la beauté, une forme de tremblement, au cœur de cet écart, entre intime et extérieur, entre documentation et fiction, entre souvenir et lacune – et c’est aussi, dans chacun des cas, la troncature de la formule originelle (renversée chez Pagès, passée au négatif chez Séné, « mal » traduite chez Grossi), torsion volontariste, pour ne pas chanter faux le même air mais produire sa propre ligne de basse, son harmonique. Et, pour filer la métaphore musicale, le sample bien vu, le remix intelligent, ne rend-il pas mieux hommage aux créations originelles qu’une cover sans imagination ?

Résurgences en atelier

Refaire différemment, n’est-ce pas un peu le même « topo » qui nous anime, nombre d’entre nous qui usons du « je me souviens » comme basique, de l’atelier d’écriture? Je ne sais pas – je sais juste que je n’ai jamais, en quinze ans d’exercice, utilisé le je me souviens de Perec, comme proposition d’écriture en atelier, et que je ne sais pas bien pourquoi.

 Sans doute réside-t-il une part de coquetterie dans ce refus – mais surtout de ce qui me fut passé originellement par Cathie Barreau : cette absolue nécessité de produire son atelier, d’écrire même ses exercices, d’inventer ses « consignes » (ce qui ne se dépare pas de voler, s’inspirer, se nourrir des autres et- de ses lectures, le principe même d’atelier d’écriture s’y tenant, en fait).

Je ne l’ai pas utilisé, jusqu’à lundi dernier.

Lundi, deuxième séance de cette quatrième saison de poieo numérique, saison où je me suis donné comme contrainte de refaire encore autre, et de proposer le blog où sont posés les textes comme entrée, comme livre ouvert – d’où produire de nouveaux textes. Un ensemble à lire (parcourir, sampler) pour, de cette lecture, produire son texte à soi.
Et c’est je ne me souviens pas (de Séné), qui m’a servi en premier lieu. Mais je ne me souviens pas nécessita de présenter je me souviens (de Perec). Et de passer par le Ricordi de Grossi. Pour poser l’idée de la lacune comme terrain d’exploration. Et de creusement de cette exploration – et de la fiction, potentialité native de cet inventaire du réel. Parce qu’on n’a pas (comme Perec le disait de lui-même) d’imagination, et que c’est tant mieux, parce qu’ainsi on creuse – et que tout s’ouvre : le récit du monde, le récit de soi au monde, l’imaginaire et les représentations – et la modulation de cette représentation.

Ou pas, écrivit l’une d’entre elle.

C’est exactement cela : Je me souviens – ou pas.

Et alors, tout se rouvre.
La possibilité même, par la négation.
Le ou pas qui permet et prolonge le je me souviens – qui le rend à nouveau possible.
Je me souviens que me souvenir est impossible – et impérieux, et nécessaire.

—–

Le je ne me souviens pas de Joachim Séné, sur remue.net.

 Les textes et le déroulé de cette séance d’atelier si étonnante, d’autobiographies numériques en mode je ne me souviens pas, puis je ne me souviens pas plus, sont à lire sur le blog concerné.

I remember, Joe Brainard, Babel, Janvier, 2002 / 11 x 17,6 / 240 pages, traduit de l’anglais (États-Unis) par : Marie Chaix , ISBN 978-2-7427-3539-6

Je me souviens, Georges Perec,  (Hachette, collection P.O.L., 1978)

Souviens-moi, par Yves Pagès, éditions de L’Olivier, avril 2014, EAN : 9782823604252

RICORDI (À L’ATELIER CONTEMPORAIN, [François-Marie Deyrolle éditeur] / Textes : Christophe Grossi, dessins : Daniel Schlier, prière d’insérer : Arno Bertina / Diffusion/Distribution France & Belgique : R-Diffusion / Diffusion/Distribution Suisse : Zoé / 112 pages, 15 € // le site de Christophe Grossi, Déboitements

Harry Matthews, Le Verger (je me souviens de Georges Perec), éditions P.O.L, 1986, juin 1986, 44 pages, 6,95 €, ISBN : 2-86744-067-X

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