((Faire avec, en confinement)
A l’instar du Printemps du livre de Grenoble, la belle équipe du festival Oh les beaux jours ! a imaginé en 2020 une version distante.
Très heureux d’y avoir contribué, par trois fois.
Et pour finir, cet entretien avec Claro, dont cette Maison indigène (Actes sud, mars 2020), parue juste avant le confinement, est une exploration fascinante d’une histoire familiale oubliée, un arpentage de ramifications littéraires, historiques, identitaires – toutes pareillement déconstruites, dans une grande clarté.
Pour consulter les version pdf (oh les beaux jours 2020 – itw claro) et youtube de cet entretien (copyright Frédéric Lecloux dans les deux cas) : https://www.youtube.com/channel/UCznHBmERgBifUpt8kaIpIMw
1• L’ORIGINE, LES ORIGINES
GB
Ce livre est une enquête intime et littéraire, il est les deux et à plusieurs niveaux – d’étagement, puis d’enchâssement : nous entrons dans ton exploration de cette Maison indigène par une adresse que t’envoie Arno Bertina, lui-même écrivain*, s’amusant à te lier à Camus via cette maison construite par ton grand-père, ce qu’il ne sait pas mais dont il conclut qu’il « trouve ce pli du temps magnifique à déplier ». Cette boutade littéraire et poétique lance une enquête qui reliera Camus et ton père par un ami commun aux deux, le poète Jean Sénac. Ce livre relie sans cesse, comme un labyrinthe ordonné, formule oxymorique, un récit d’enchevêtrement dont la traversée est claire, et brève.
Mais pouvons-nous remettre en un autre ordre, plus chronologique : l’adresse de Bertina, si elle a provoqué l’enquête, a-t-elle été précédée d’autres pistes, d’autres investigations ? Est-elle l’origine de cette quête (troublée) des origines ? Et la Maison indigène, quelle était la part explicite d’héritage familial, quel intérêt lui portais-tu auparavant ?
Claro
Je pense que le « terreau » de ce livre s’est constitué en amont. Tout d’abord, une partie de cette histoire familiale s’est frayée un passage dans Hors du charnier natal, sous une forme distordue, encore imbibée de fiction. D’autre part, après l’écriture de Substance a marqué pour moi un aboutissement – une impasse ? – quant à mon travail sur la narration. Je devais donc être prêt à explorer de nouvelles voies. La petite étincelle de « casa Claro » – allumée incidemment par l’ami Bertina – m’a décidé à pousser cette porte que je pensais avoir condamnée. Au départ, bien sûr, je ne savais pas, du moins consciemment, où mes recherches allaient me mener ; je voulais juste explorer ce rapport entre la visite d’une maison et une épiphanie d’écriture, Camus devenant Camus à la suite d’une expérience architecturale. Mais une fois ouvert la boîte de Pandore algérienne, il n’était plus possible d’éviter le noyau du livre, à savoir le rapport au père, aux racines, etc.
2• CAMUS
GB
C’est aussi une autre facette de Camus, que l’on découvre dans ton livre – je pense à ces vers adolescents dans la Maison indigène, par exemple. Quelle a été ton histoire de lecteur avec Camus ? Préalablement, pendant, puis depuis l’écriture de ce livre (même si la parution en est très récente) ?
Claro
J’avais lu Camus il y a longtemps, surtout La Peste et La Chute, mais en m’y replongeant de façon chronologique, j’ai pu toucher du doigt ce qui me tenait à cœur, à savoir une trajectoire, ou : comment on devient écrivain et comment l’écriture se modifie au fil des projets ; comment on vit ce devenir, comment on influe sur lui. Le premier Camus est d’essence poétique, lyrique, on sent chez lui certaines influences (Grenier, Gide…), mais ces influences sont suffisamment poreuses pour absorber toute l’intensité romantique de l’homme et accoucher d’une prose autrement habitée. Puis, via une forme de cynisme théâtralisé, Camus prend ses distances avec l’effusion verbale, la mystique de Tipaza cède la place à la chronique oranaise. Bien sûr, la re-découverte de Camus s’est accompagnée d’une exploration de l’histoire algérienne et de la colonisation, ainsi que d’une plongée dans les cercles artistiques de l’époque.
3• L’ARCHITECTURE
GB
Le grand-père est architecte, le père est un poète non publié. Toi-même tu écris des livres. Celui-ci se défie des héritages, des lignes trop vite tracées qui relieraient les générations et les disciplines. Il n’empêche que l’architecture est évoquée, jusqu’à cette figure tutélaire du Corbusier (qui croise ton grand-père et cette maison). T’intéressait-elle avant, cette discipline (ou non, par défiance envers l’ombre familiale, ou tout simplement par manque d’intérêt) ? Un lien me semble se faire entre ces disciplines par ce savant bricolage, entre matières, entre concret et abstrait, etc., non ?
Claro
Bien qu’ayant connu mon grand-père, je dois avouer que je ne me suis guère intéressé à l’architecture, sans que je puisse dire qu’il s’agit véritablement d’un rejet. En me penchant sur la question architecturale, ce qui a retenu mon attention, c’est davantage la question de l’héritage, de la transmission, de la passation des formes, cette façon de travailler par emprunts, détournements – là, évidemment, on est plus proches de la littérature, qui ne cesse de rebâtir sur des ruines. Je ne suis pas sûr en revanche qu’on puisse inscrire la thématique de la magie dans ce système, ni que la notion de bricolage soit opérante par rapport à l’architecture. Ce sont à chaque fois des techniques très différentes, même s’il est clair que l’illusion soit au final un de leurs dénominateurs communs. J’ai plus l’impression de déconstruire que de construire, sans doute parce que mon travail d’écriture est indissociable d’une force négative, ou plutôt d’une force de résistance, une pulsion de sapement.
LE PÈRE
GB
La quête du père absent est un motif littéraire classique, aussi rebattu qu’essentiel (qui produit des non-livres comme des chefs d’œuvre). Ici tu t’en défies d’emblée, convoquant « mes étrangers premiers » (p. 12), évoquant l’amnésie volontaire et involontaire, révoquant le tragique de l’annonce de la disparition. Et puis, de cette saine méfiance ou défiance, de cette position d’origine, il me semble que quelque chose de l’ordre de la réconciliation, de la reconnaissance (au sens très littéral, quelque chose apparaît, qui fait signe) vient en cours d’enquête – et du livre. Cette épitaphe (que je ne citerai pas pour ne pas spoiler ;-), vers la fin, ne dit-elle pas quelque chose de cet ordre, à sa façon ? Et si tu y consens, diras-tu un peu du cheminement intime que cette enquête littéraire a produit sur toi ?
Claro
C’est un sujet délicat, parce qu’intime, d’autant plus délicat et intime que tout mon travail d’écrivain jusqu’ici à consister à l’éviter, le nier. J’ai construit mon parcours sur des fondements façonnés par ma lecture très instinctive d’Artaud (et celle, plus intellectuelle, de Deleuze), autrement dit sur une fiction orpheline, cette idée qu’on n’est pas le fruit (pourri ?) d’une parentèle, et que la fusion avec l’écriture permet justement de se défausser des héritages. Il ne s’agissait pas, avec La Maison indigène, de revenir sur cette position et de réinterpréter mes influences. En revanche, j’ai cherché à dégager certaines zones de ce passé, susceptibles d’expliquer justement, en négatif, mes raisons d’opter pour la fiction d’une tabula rasa. La poésie – en tant que pulsion d’écriture – je la tiens évidemment de mon père, et c’est pourquoi j’ai cherché à savoir d’où lui la tenait, était-ce de Sénac, d’un autre poète, d’un lieu, d’une lumière particulière, d’une blessure cachée, etc. Une quête vaine, certes, mais par là même indissociable de tout travail d’écriture (du moins, à mes yeux).
(Note de Fabienne Pavia, pour des livres comme des idées et oh les beaux jours ! :
Arno Bertina était lui aussi invité au festival Oh les beaux jours ! cette année pour L’Âge de la première passe, paru chez Verticales juste avant le confinement. Étrange et belle coïncidence : Claro et Arno Bertina ne sont ni l’un ni l’autre des écrivains habitués à parler d’eux de manière intime et à utiliser la première personne. Ils le font pourtant tous deux ici, guidés par une nécessité intellectuelle inhérente à leurs récits et à la forme qu’ils empruntent.)