((Faire avec, en confinement)
A l’instar du Printemps du livre de Grenoble, la belle équipe du festival Oh les beaux jours ! a imaginé en 2020 une version distante.
Très heureux d’y avoir contribué, par trois fois.
Et pour continuer, cet entretien avec Virginie Linhart, dont le très beau livre « L’effet maternel » (Flammarion, janvier 2020), traite selon des modalités documentaires une histoire familiale intime pour en faire un « autodocumentaire » à la fois touchant et au pouvoir générique, universel.
Pour consulter les version pdf et youtube de cet entretien (copyright Frédéric Lecloux dans les deux cas) : Ici : https://ohlesbeauxjours.fr/wp-content/uploads/2020/05/Virginie-Linhart-Oh-les-beaux-jours-2020.pdf
et là :
(Il est également l’auteur de cette belle photo d’illustration : Série Journal d’un autre, © Frédéric Lecloux / Agence VU’).
Virginie Linhart est née en 1966. Elle est réalisatrice de nombreux films documentaires (politiques, sociologiques, historiques…) et l’auteure du Jour où mon père s’est tu (Seuil, 2008, prix de l’essai de L’Express), de Volontaires pour l’usine. Vies d’établis 1967-1977 (rééd. Seuil, 2010) et de La Vie après (Seuil, 2012).
GB
Pour commencer, voici une longue question… Ce qui interpelle dans ce récit, c’est le nombre de travers que fort intelligemment il évite : celui du règlement de compte intrafamilial (même si le compte est tenu, précisément – le texte vaut comme littérature, pour un lecteur extérieur, qui a beaucoup à y prendre ; sans jamais de surcroît se sentir gêné d’être là) ; celui du genre univoque – le texte a des qualités forte d’analyse (sociologique comme psychanalytique), mais parvient à ne pas se plier à une seule grille d’analyse (sociologique, psychanalytique, « genrée ») ; politiquement il parvient à prendre en compte cette question complexe d’héritage sans, encore une fois, se contenter d’un règlement de compte – comme les replis réactionnaires du temps s’en délectent.
Virginie Linhart
Je n’ai jamais pensé L’Effet maternel comme un règlement de compte intrafamilial pour différentes raisons. Dans mes livres précédents, comme dans mes documentaires les plus intimes –68, mes parents et moi ; Vincennes, l’université perdue –, j’ai toujours considéré que le récit personnel devait s’adosser à une fresque suffisamment large pour parler à tous. C’est généralement l’histoire et la politique qui me fournissent la toile de fond. Or, je crois que si l’on est dans le registre du règlement de compte, on perd ce que le récit a de général au sens historique et politique des termes. Je me souviens que pour mon livre Le jour où mon père s’est tu, les filles et les fils de parents révolutionnaires qui parvenaient à me parler de leur enfance et de leurs relations familiales étaient ceux qui précisément étaient sortis du règlement de compte, comme si pour témoigner, pour raconter, pour expliquer, il fallait être capable d’avoir compris et pardonné. Quand il y avait ce que vous appelez justement le « règlement de compte intrafamilial », je ne parvenais pas à intégrer leur témoignage dans le collectif « des enfants de… ». Est-ce parce que le règlement de compte fonctionne dans le registre du reproche et que le reproche exclut ceux qui ne sont pas de la partie ? J’aimerais citer l’une des protagonistes du Jour où… qui achevait de cette manière ce qu’elle m’avait décrit de son enfance : « Maintenant que je m’en suis sortie, je ne voudrais pour rien au monde d’une autre enfance. » Et je pense que c’est exact. S’en être sorti permet de s’affranchir d’une vision trop individuelle pour rejoindre le collectif et être entendu par l’autre.
Dans L’Effet maternel j’ai voulu m’extraire du règlement de compte pour inscrire ma trajectoire dans tout ce qui peut faire sens pour les autres. C’est la raison pour laquelle ce que j’appellerais « l’histoire du monde » est si présente dans ce récit, à savoir l’histoire de la Shoah, l’histoire de Mai 68, l’histoire du féminisme, l’histoire aussi des relations entre les hommes et les femmes au xxe siècle. Si je m’enracine dans ces histoires-là, je sors de mon particularisme pour devenir toutes celles et tous ceux qui ont à voir avec ces épisodes-là, je témoigne de ce que cette histoire-là me fait, ce qui permet d’inscrire le rocambolesque de ma vie dans un décor commun à de nombreux lecteurs. Je suis une matière première qui se dissout dans une histoire partagée. Et si l’histoire peut être partagée, c’est parce qu’elle est partageable : petite-fille de la Shoah, enfant de militants gauchistes, fille de féministe, tous ces épisodes font partie de notre substrat commun et nous sommes un grand nombre à nous y référer, même si nous n’appartenons pas forcément à ces catégories prédéfinies. Ce qui me plaît précisément, c’est cette possibilité de ne pas m’enfermer dans un récit univoque qui ne convoquerait finalement que les miens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je réfute, concernant mes ouvrages, l’autofiction et privilégie ce que j’ai choisi d’appeler l’autodocumentaire. Je ne parle pas uniquement de moi dans mes récits, j’écris aussi sur le monde tel que je le perçois, sur le réel, sur mes contemporains. Je m’ancre dans la société et c’est en dénouant la pelote du collectif que je finis par trouver l’explication de la singularité de mon parcours.
Je suis sensible à ce que vous soulignez sur la multitude des grilles d’analyse auxquelles je fais appel. L’Effet maternel est pour moi le livre de la maturité, en ce sens qu’il mobilise précisément tout ce que j’ai appris, compris, intégré dans ma vie. Il me permet de renouer avec la psychanalyse qui, je le crois sincèrement, m’a sauvé la vie entre mes vingt et trente ans. Il mobilise les analyses sociologiques et historiques qui sont le fruit de mes études. Il réagit en miroir à tout un pan de la littérature qui se construit sur le récit familial. Il me permet d’étayer les hypothèses que je suggère sur les relations entre les mères et les filles de ma génération. Et il semble que ces différents registres soient autant de portes ouvertes pour le lecteur, la lectrice, qui peuvent s’y engouffrer et s’y reconnaître.
Pour L’Effet maternel, j’avais l’intuition qu’au-delà de la particularité de l’événement que constitue le fait d’être abandonnée enceinte, il y avait la possibilité d’un récit qui, par son ton et son contexte, me sortirait de l’isolement ; cet isolement dans lequel l’abandon m’a plongée et que je continuais de ressentir vingt ans plus tard. Je crois que c’est en raison de cette intuition que j’ai écrit ce livre presque d’un souffle, dans une grande joie, une euphorie réelle, en dépit de la douleur des événements qui y sont relatés. Or très peu de temps après la publication du livre, alors que je n’avais pas encore eu le temps de rencontrer le public que j’espérais, nous avons tous été confinés, et la trajectoire du livre a – comme tant d’autres choses – été brutalement interrompue. Ainsi, finalement, l’isolement perdure tandis que j’avais mis tout en place, croyais-je, pour lui tordre définitivement le cou. Si j’ai commis une erreur c’est celle-ci : l’écriture ne guérit pas, elle affranchit. J’en sais davantage aujourd’hui mais je ne souffre pas moins.
GB
Et puis quelle histoire, quel récit ! Il fallait le tenir sans nous perdre (lecteurs), ce qui requiert beaucoup d’organisation et de rythme. Pour cela il faut nécessairement une/des formes de méthode dans l’écriture. Vous êtes, au sens propre, très formée et très expérimentée à l’écriture documentaire, qu’elle soit de recherche universitaire ou de documentaires cinématographiques. Est-ce que quelque chose change dans cette approche autodocumentaire, dès lors que l’objet principal ou central d’étude est vous-même ?
Comment avez-vous procédé avec la mémoire , avec ce qui s’échappe et ce qu’on ne sait pas ou ce qui se déforme, dans ces cas précis ? Avez-vous procédé à des entretiens avec des membres de votre famille (je pense notamment à un moment où vous écrivez que « vous ne savez pas ce que votre frère en a pensé » ( à propos de la maison sur l’île) ?
Virginie Linhart
En ce qui concerne l’écriture de L’Effet maternel, je crois avoir procédé de la même façon que dans l’écriture de mes films documentaires. Je suis très sensible à l’idée d’une narration qui n’est pas forcément linéaire et chronologique, je vais et je viens entre les périodes, je procède par flash-back et retour au présent. Je fonctionne beaucoup par images, je « vois » la situation que je décris, « j’entends » ce qui se dit. Je parle d’approche autodocumentaire car je me traite comme je traiterai des images d’archives, je regarde, je décris ce qui se passe, j’essaie de le comprendre.
Concernant la mémoire, j’aimerais donner deux indications : je suis quelqu’un d’hypermnésique, je me souviens sans effort d’énormément d’événements qui me sont arrivés, de phrases entendues, et même de repas faits et d’habits portés ! Je reconnais toujours les gens, même quand je ne les ai croisés qu’une seule fois dans ma vie. Peut-être est-ce pour cette raison que je ne tiens pas de journaux intimes ? En général on consigne ce que l’on a peur d’oublier, comme je sais que je vais m’en souvenir, je ne suis pas très motivée pour tenir ce type de journaux. En revanche, j’ai depuis l’âge adulte des agendas sur lesquels je griffonne les rendez-vous. Je les garde depuis toujours, j’ai repris quelques agendas pour vérifier que je ne m’embrouillais pas dans les dates de mon récit.
Une fois énoncée cette hypermnésie qui est parfois un peu fatigante dans la vie de tous les jours (franchement quel peu d’intérêt ça a de se souvenir ce qu’on a mangé à cet endroit tel jour !), je m’empresse d’ajouter que j’ai parfaitement conscience d’une chose : rien n’est plus subjectif que la mémoire ; deux personnes qui assistent à un événement ne le raconteront jamais de la même manière, et plus le temps passera et plus cela sera dissemblable. Je crois que chaque récit dont on se souvient est une reconstruction a posteriori et j’ai eu très souvent l’occasion de le vérifier en interrogeant des témoins dans mes différents documentaires. Ainsi, L’Effet maternel s’appuie sur la mémoire que j’ai des événements que je raconte, et j’ai bien conscience que dans ma famille chacun se souviendra de façon différente de tel ou tel événement. Je n’ai donc pas procédé à des entretiens avec des membres de ma famille car je voulais aller au bout de cette logique, quels qu’en soient ses défauts ou ses travers : c’est moi qui raconte ce dont je me souviens.
GB
Une question difficile à poser aussi délicatement qu’il le faudrait, mais je sais qu’en contexte public comme cela aurait dû exister à Marseille, « on n’y coupe pas », et qu’il faut bien « faire avec » voire en « faire quelque chose », de cette question : celle des réactions des proches ou moins proches nommés ou cités sous un autre nom dans le livre. Dans l’avant et le pendant que j’évoquais plus tôt, comment définissez-vous le projet d’écriture en cours face aux personnes concernées ; et dans l’après, le leur faites-vous lire, les laissez-vous libre(s) de ; et sans vous demander lesquelles, du moins, sans vous intimer de livrer ce que vous ne souhaiteriez pas livrer, nous dire si certaines de ces réactions sont inattendues ; si certaines d’entre elles continuent de vous apprendre, d’augmenter cet part de connaissance, d’élucidation, apportée par l’écriture ?
Virginie Linhart
Je ne me suis pas posée la question des réactions des proches et des moins proches pendant que j’écrivais, parce que me poser la question aurait déjà été un commencement de censure. Je voulais à tout prix aller jusqu’au bout de ce récit et cela me semblait d’autant plus nécessaire que personne ne m’avait jamais laissé le raconter. Cela a aussi à voir avec la mémoire : j’ai l’intuition que moins on a parlé de l’événement et plus on le garde en mémoire. Je n’ai pas fait lire avant publication à mes proches ce que j’écrivais, je ne pouvais admettre qu’ils soient tentés de m’empêcher d’écrire telle ou telle chose. Je crois que j’étais dans un état frénétique par rapport à ce récit, je ne supportais pas l’idée qu’on puisse le remettre en question. Ou disons je voulais que ce récit soit entendu tel que moi je voulais le raconter. Aujourd’hui que je ne suis plus dans l’urgence de l’écriture, je regrette d’avoir agi de cette façon et je m’en veux d’avoir peiné certains de mes proches. Mais pour en avoir discuté avec d’autres auteurs, autrices, qui travaillent sur la matière familiale, il me semble qu’il n’y pas de bonne manière de faire : quand on écrit à partir de, ou sur la famille, on ne laisse pas ses membres indemnes.