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Lombard et son équipe, ils ont imposé les N+2 : les responsables de département.
Pour fluidifier les départs.À ce moment-là, c’était l’ouverture à la concurrence
Au service des techniciens internationaux, on était submergés de travail. On n’y suffisait pas.
Mais enfin, voilà : il fallait-faire-les-départs.Notre N+2, son N+1 lui avait donné un objectif : Moins 10.
D’ici la fin de l’année.
Moins 10, réparti dans chacun des 5 départements, ça donnait Moins 2.C’est ce que nous explique notre N+1 : « Notre objectif, c’est Moins 2. »
On demande : « Moins deux quoi ? »
« Moins deux MUs. »MUs : Moyens Utilisés.
Mus : par le flow.23
Parfois, Didier Lombard s’endort pendant le récit d’une pendaison, il digère. »
Parmi les romans de cette rentrée littéraire s’est glissé un essai foudroyant, d’une romancière remarquable – l’essai n’est pas une fiction, pas un roman, mais il traite avec les outils de la littérature (un usage et un rapport au langage, inventifs, questionnant) de ce qui se passe pour une fiction mais dont l’impact est bien réel – la liquidation des vies sous le joug du flux/ du flow économique. Sandra Lucbert a assisté au procès France Télécom, dont on a déjà oublié qu’il eut lieu, et dont les accusés, lestés d’un peu de leur argent de poche, coulent des jours tranquilles et travaillent à gagner plus – plus que toi, moi, nous, sans souci, fluides. Sandra Lucbert y a assisté et il lui faut la littérature pour le supporter et en faire un récit – tant ce qui y fut mis en question est l’impensable, cet impensable qui gouverne (et liquide, donc), nombre de nos vies. Il lui faut Rabelais, pour dégeler, et Kafka (« la colonie pénitentiaire ») et Melville (Bartleby, dont on oublie souvent le destin tragique) pour tenter d’approcher le phénomène qui se recouvre de langue (de cette langue technique, codée, déréalisatrice, qu’on sait trop : elle est celle de nos gouvernants, celle des managers qui nous gouvernent, elle régit donc une large part de nos vies). Elle s’affaire, Sandra Lucbert, à attaquer cette langue-là pour la percer à jour, ce que le procès s’échine péniblement à faire (elle le raconte très bien, aussi, ce à quoi les avocats doivent sans cesse s’adonner pour redire le vivant et les morts). C’est un livre qui paraît au Seuil, chez Fictions et Cie, et qui me renvoie d’autant au fameux « exploration du flux » de Marina Skalova (Seuil, fictions et Cie, mai 2018), dont il constitue une forme de pendant prosaïque et économique (quand Skalova tentait d’appréhender l’impossible flux des humains), les deux facettes d’une même machine – une machine qui d’un côté libère toujours plus le « flow » économique quand elle enserre d’autant les « flux » des humains – libre circulation des capitaux oui, des humains, non. Une machine qui d’un côté « liquide » les vies quand de l’autre elle les laisse couler (au fond de la méditerranée). Les deux livres, différents on l’a dit dans leur point d’énonciation, dans leur objet d’examen comme dans leur forme, ont ceci en commun : il s’agit, par la littérature, d’être, littéralement, d’attaque, face à ces entreprises de destruction de l’humain. Et ceci est, littéralement encore, vital.
« Il s’agit de donner des yeux à la pensée, ou du moins meilleure vue, par des combinaisons de mots qui fassent projecteurs, lunettes ou loupes. »