Au détail près
« Comme au temps de la grotte aux chauve-souris près de la Vierge blanche ou de la luge derrière le cimetière ».
Le plus fort c’est à quel point on n’y pense pas. Le plus fort c’est à quel point ça nous entraîne fluide et clair, que ça raconte et décrit le coin, le bled la nature la désaffection sociale, micro et macro parfaitement ajustés, qu’on ne sait pas où mais qu’on y va (vers l’enquête), puisque sans effort on y est. Sans effort pour le lecteur, mais quoi, soudain m’arrêtant sur ce détail de fin de phrase, « Comme au temps de la grotte aux chauve-souris près de la Vierge blanche ou de la luge derrière le cimetière », m’arrêtant juste parce que c’est mon travail, je me demande, comment – et par quel effort – et par quel travail, interrogations multiples (interrogeant des gens, et interrogeant longuement leurs réponses), elle a construit un détail, un tel détail si parlant, si évocateur, des lieux et des vies dans ces lieux, « Comme au temps de la grotte aux chauve-souris près de la Vierge blanche ou de la luge derrière le cimetière » qu’elle glisse comme elle les glisse et comme tout glisse et NOUS glisse, lecteurs, DEDANS.
Et on s’arrête d’y penser, pour s’y remettre, parce qu’on ne sait pas où elles vont nous mener (l’enquête, l’enquêtrice), on sait juste que ce sera quelque chose, que ce sera là, qu’on sera DEDANS, puisqu’on y est déjà pleinement. Sens du détail, oui, mais tellement absolument dirigé vers la fiction – précisons : notre fiction, celle que nous, lecteur(s), constituerons au fil de notre lecture, l’histoire que nous nous raconterons pour voir, pour y être – tout entiers consacrés à notre fonction-lecteur, dont l’imagination constitue le socle, y compris, comme ici, pour situer, saisir, transcrire, du « véritable » : du véritablement advenu ? Car tout ici a eu lieu, s’est passé, entre 2008 et 2020, autour de Gérald Thomassin -présumé- assassin (innocenté depuis) de Catherine Burgod, qui fut -réellement- assassinée dans le bureau de Poste de Montréal-La-Cluse, où elle travaillait, le 19 décembre 2008 au matin.
Portrait de groupe
Il importe donc de dire fort cela, le plaisir majuscule qu’offre ce livre à qui le lira, et se laissera emporter comme rarement ;par cette histoire tragique, individuellement comme collectivement ; par ces personnages intenses même si broyés, intenses même dans leur incomplétude ; par ce récit pluriel formidablement orchestré — et tout et tous, histoire personnages et récit, absolument « vrais » — mais le terme est piège alors disons : tout et tous, absolument, advenus, attestés. Il importe de le dire avant de se pencher sur le comment, sur ce métier que c’est, sur le travail et le sens moral qu’ils requièrent.
Tout part d’un fait de ceux qu’on dit divers – un crime d’une grande sauvagerie, pour un butin étique, dans une bourgade de celles qu’on dit tranquilles ou endormies. Montréal-la-Cluse, « un gros village » au bord du lac de Nantua.
Il n’y aucune raison d’assassiner la postière, que chacun connaît depuis l’enfance (comme ces copines du « temps de la grotte aux chauve-souris près de la Vierge blanche ou de la luge derrière le cimetière ») c’est que qu’on se dit. Ce « on » est omniprésent, c’est ce « on » qui va rapidement soupçonner Gérald Thomassin, l’étranger. Thomassin est de passage, un passage prolongé depuis plusieurs mois de débine, de déchéance cotonneuse, ainsi que les vit l’acteur prodige, ex-césar du meilleur espoir dès qu’il n’est pas en tournage.Thomassin, homme de la rue et à la rue, bien souvent. Thomassin, cette enfance inachevée, saisie au vol par le directeur de casting de Jacques Doillon dans un essai devenu « culte ». (Cette capture mythique qui nous est apprise mais pas décrite par Aubenas, ce qui nous incite à voir par nous-même (ou pas), à prolonger l’enquête (ou pas) : et par exemple, combien d’autres écrivains auraient plutôt choisi de développer ce bout d’essai, d’en exhausser les signes avant-coureur ou la part mythique, animale, insaisissable ; combien même auraient débuté leur livre sur cette fugitive présence filmée, ou égrené ce motif sur leur roman entier.On pourrait ainsi lister les mauvais choix que Florence Aubenas ne fait pas, pour parvenir à forger ce récit-là, à l’économie prodigieuse, dont chaque recoin de phrase produit un détail utile.)
Il y a Thomassin, qu’on dirait au centre du livre, son destin plié d’entrée que rien ne remet sur les rails. Il y a Catherine Burgod, dont la vie moins remarquable est également considérée. Mais elles le sont toutes : le père Burgod, notable dont la seconde partie de vie se mue en quête judiciaire. Et les deux compagnons zonards de Thomassin, Tintin et Rambouille, dont on suit aussi les trajectoires en chute longue, lente et inexorable vers une fin anonyme. Il y a toutes ces vies, saisies jusqu’en leur mort souvent, car douze années passent, entre le meurtre de Catherine Burgod et la disparition de Gérald Thomassin.
C’est un art du portait de groupe que pratique Florence Aubenas, chacun étant rendu dans sa complexité et son épaisseur. Ce qui frappe c’est à quel point Thomassin n’est, en fait, pas exactement le centre, ni l’origine, car ces individus sont tous racontés et peints avec le même respect. Position morale de l’écrivaine, mais pas que : Ce qui se dessine à nos yeux est un monde — un bout-de-monde un peu à l’écart du monde, qui est aussi un monde-en-soi, et pour qu’il se dresse à nos yeux il convient d’en montrer la multitude, l’ensemble de relations qui le constituent. Je pourrais tout re-raconter comme tout me revient et me donne envie d’y retourner, de le re-lire pour le re-lier. Car ON Y EST, écrivais-je plus haut, et une part de nous Y RESTE :
« On ne quitte pas facilement le coin. Un jour, on voudrait voir ailleurs, mais c’est trop tard : quelque chose vous a attrapé ici et ne vous lâche plus. Vous restez. » (page 16)
Comment faire (voir et imaginer)
Tout part de ce fait divers, écrivais-je plus haut. En fait tout part surtout des lieux du divers, qui « vous attrapent », où « vous restez », comme s’y engluent un Gérald Thomassin échoué, comme y restent les natifs, comme nous n’en décollons pas tout au long de ce récit et ensuite. Et comme Florence Aubenas a dû elle-même s’y enfoncer, pour obtenir cette matière (témoignages directs et indirects, sources judiciaires, et topographie particulière), celle qui fait tenir chaque coin de phrase, qui rend chaque détail juste et opérant. L’enquête est rigoureuse et très nourrie, elle a pris des années, elle a rencontré Thomassin (nous dit-elle en prologue), s’est rendue sur les lieux (souvent, présume-t-on, pour ainsi les décrire, comme dans l’exemple qui va suivre) ; ceci affirmé en prologue, donc, Aubenas, pionnière de l’immersion journalistique et littéraire en France, choisit de s’effacer. Elle ne commente rien qui ne vienne de propos tenus par d’autres, et surtout n’entre jamais dans les têtes de ses personnages, dont elle reconstitue l’être et les pensées par leur rapport à l’extérieur, par leurs faits, gestes et propos.
Prenons pour exemple ce chapitre crucial, le 5, dans la première partie (« Le crime »), décrivant la matinée du dit crime. Nous sommes embarqués avec Catherine Burgod, au volant de sa voiture, pour descendre de chez son compagnon vers la vallée – l’itinéraire le plus routinier possible, empli de ce qui fait la vie quotidienne, à savoir les lieux et gestes les plus ordinaires, les préoccupation usuelles – le temps qu’il fait « maintenant, elle doit être en train de gratter la couche de glace qui recouvre le pare-brise », le téléphone devenu extension organique de nos intimités (lequel permet de dire le compagnon, l’état de leur rapport, sa situation professionnelle), et puis le trajet, celui qu’on ne voit plus sinon machinalement, ce décor que scrute Aubenas, et qui là encore permet de déplier par le détail QUI est Catherine Burgot (qui bientôt ne sera plus) :
« Avant, Catherine Burgot préférait la boulangerie de Montréal, vers le stade, mais elle s’est fâchée avec la vendeuse. Mais elle le sait plus pourquoi » (page 46)
ou encore :
« L’hypermarché Carrefour est en train d’ouvrir, la grande poste ne va pas tarder, le salon de coiffure non plus. Catherine Burgod y a vécu sa période « rousse », sa période « mèches noires et platine », sa période « permanente », sa période « petit carré tout simple ». son couple avec le Futur Ex-mari attirait les regards, une belle femme au bras d’un bel homme ».
Ce que ces phrases, tirées du trajet automobile quotidien, nous disent de ce bout de monde et de cette personne, ce qu’elle nous font et font de ce récit, ce qu’elles produisent (sans s’en donner l’air). C’est assez imposant mais, encore une fois, sans s’en donner l’air. Sans surtout s’immiscer, il y a tant à montrer et dire d’une vie en cours, et tant de cet infime si précieux qui va s’arrêter bientôt.
Nous le savons, et l’effet de compte à rebours est ainsi à la fois tenu et désamorcé.
Nous rejoignons avec elle son poste de travail quotidien.
Puis, l’ellipse – un blanc de quelques lignes.
Puis c’est avec les premiers témoins que nous rentrons, et découvrons le corps.
Ce qu’elles permettent aussi, c’est l’empathie. En caractéristique du romanesque abouti, l’empathie est souvent prêtée à l’auteur, démiurge des destinées de ses personnages. Ici l’autrice s’efface, on l’a dit, n’entre jamais ou presque dans les pensées des personnages (qui sont ou furent des personnes, avant tout), et lorsqu’elle le fait, le fait par les faits même, par leur usage du monde – et s’y tient.
Aubenas n’extrapole pas, elle déplie (et redisons-le, l’ordonnancement en est admirable, d’intelligence et d’efficacité), extrapoler elle nous laisse faire.
L’empathie elle nous l’offre.
L’imaginaire, c’est pour nous, lecteurs, lectrices.
Comment elle nous fait voir, et sentir, Florence Aubenas, et comment ce voir et ce sentir nous rendent aptes à imaginer. C’est une qualité seconde et primordiale de ce travail, de nous permettre — de nous projeter, de ressentir, de juger si l’on souhaite, après tout c’est notre affaire intime, notre lecture. Cette monumentale rigueur est très généreuse.
Car hors décision après-coup comme celle qui fait écrire un article, tout le long, on n’y pense pas. C’est sans doute ça le plus fort, oui, et ce n’est pas rien, tant tout dans ce livre est fort.
Florence Aubenas, L’inconnu de la Poste, éditions de l’Olivier, parution le 11 février 2021.