«  À elles et eux disponible » (in « P.O.L : futur, ancien, actuel », collectif, Presses du réel, 2023)

Ce texte est ma (modeste) contribution à« Futur, ancien, actuel », recueil collectif, auquel je remercie Stéphane Bikialo, Maryline Heck et Dominique Rabaté de m’avoir convié. P.O.L est une maison d’édition importante, pour la littérature contemporaine, et pour le lecteur que je suis ; j’ai eu le plaisir d’interroger trois auteur.e.s chèr.e.s (Pierric Bailly, Ryoko Sekiguchi, Nina Yargekov), à propos de leur relation à P.O.L, et à cette façon si particulière d’attente qui fut la sienne.

Présentation du livre sur le site des Presses du réel : https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=10135&menu=1 et en bas de cet article.


«  À elles et eux disponible »

C’est un souvenir, forcément incomplet, formulé de la place, de l’assise, qui est souvent la mienne dans l’écosystème du livre : je suis un-qui-écoute — des auteurs et autrices, que j’interroge, publiquement.

Lorsque je liste les P.O.Lien.nes à qui j’ai pu poser des questions, me reviennent, forcément, des moments épars — et parmi ceux-ci, des moments où scintilla quelque chose, quelque chose de ce singulier attachement de l’écrivain à son éditeur, rendu ici plus aigu encore par la singularité de cet éditeur-là, et par la singularité du lien de cet éditeur-là avec ces autrices et auteurs-là ; celles et ceux qui furent par lui choisis, puis accueillis, et suivis.

Ainsi suivis, les voici doublement accueillis : dans l’événement du devenir-écrivain que constitue la parution d’un livre ; dans le temps long de ce devenir-écrivain que constitue la publication, inconditionnelle, d’une œuvre.
L’accueil, par principe, dans l’événement et dans le temps.

Un souvenir surgit, et déjà ils sont plusieurs — j’écoute il faut dire, souvent, et dans différentes postures — postures d’entre-deux, notamment, dans ces instants précédant et suivant ce qui sera une rencontre publique : à table, dehors à la pause, ou encore en voiture.

Deux anamnèses

Deux anamnèses, forcément troublées, par le double effet du temps et de ma recomposition mémorielle.

Un jour, c’est à table, Frédéric Boyer, qui n’était pas encore le successeur de P.O.L, mais un de ses plus fidèles et prolixes auteurs, un des plus représentatifs aussi, publié par P.O.L sous de nombreuses formes et formats ( traductions, poèmes, proses fictionnelles, essais), alors que je lui posais la question de ce lien intangible, de cette remarquable fidélité, me répondit dans un sourire auto-ironique, par ces mots effacés mais qui firent une formule, quelque chose comme

« À ce stade ce n’est plus de la fidélité, c’est de l’acharnement. »
(Mais était-ce « acharnement » ou « abnégation », que Boyer employa ? Ou un autre mot encore, à mi-chemin des deux ?)

Le mot s’échappe mais la hauteur, la lucidité amusée dont témoignait cette réponse, lucidité quant au statut fragile du poète, du chercheur-promeneur que constitue l’écrivain non formaté ; lucidité quant à cette inconditionnalité de la relation éditeur-écrivain, contient ce qu’on sait de P.O.L et qui fut maintes fois caractérisé sous le terme générique de « P.O.Litique d’auteurs ». Et qui pourrait être prolongé par cette formule un peu tautologique, qui du point des vue des auteurs, affirmerait :


« Quand P.O.L, vous publie, il vous publie. », sous-entendu :

« Il vous publie pleinement, entièrement. Indéfectiblement. »

P.O.L ne publie pas un livre, du moins, pas juste un livre, mais aussi l’à-venir, les promesses portées par ce premier livre, promesses d’autres livres et qu’il attend :


« Je ne cherche rien, je ne vais pas chercher les manuscrits, je les attends. Je les attends impatiemment, mais je les attends. », répondait-il non sans humour à Virginie Bloch-Lainé dans un mémorable « À voix nuei »1, sur France culture, en 2014.

Une autre fois, qui me revient, c’est une nuit, c’est en voiture : je reconduis Pierric Bailly, que je connais à peine, dont je n’ai alors lu qu’un livre (et quel livre, L’Homme des bois2), et dans le noir de novembre, côte à côte, c’est une instance particulière de parole qui s’instaure, à distance et plus proche à la fois. Et à cette question que je lui pose, de son rapport avec le fameux éditeur, il me parle de son livre précédent, L’Étoile du Hautacam3, étrange roman de science-fiction basé dans le Jura (région qui est la sienne, qui sera explorée, envisagée toujours autrement, dans tous ses livres par la suite). Livre à la fois extrêmement différent de l’intime L’Homme des bois, que je viens de découvrir, mais aussi de ses premiers romans. Livre, selon lui-même, « pas tout à fait réussi », mais qu’il lui fallait écrire – et dont il fallait que P.O.L le publie, comprend-il, en revisitant, quelques années plus loin, ce geste que l’éditeur tint à faire, en conscience de l’insuccès critique, public, promis à cette « étoile du Hautacam ».

Retour sur Hautacam : Pierric Bailly, la nécessité de l’entorse

Ce qu’il m’en répète4, quelques années plus tard, alors qu’entre-temps deux romans très différemment jurassiens sont venus asseoir cet itinéraire d’auteur, est très instructif :

« Après mes deux premiers romans, j’ai voulu essayer quelque chose de différent, de moins personnel, de moins réaliste, je voulais aussi me confronter davantage à la narration, et me frotter à des formes plus populaires. A l’arrivée L’Etoile du HTC est un texte beaucoup plus bizarre et moins classique que ce que j’avais envisagé de faire, mais aujourd’hui je me dis que l’écriture de ce texte a été comme un laboratoire d’expérimentation de la forme romanesque. J’ai tenté plein de choses, qui ont peut-être du mal à cohabiter, mais son écriture m’a beaucoup appris. Il condense pas mal d’erreurs que j’avais besoin de faire pour avancer. Sa publication m’a permis de passer à autre chose, peut-être de franchir un cap. D’ailleurs j’ai commencé à écrire L’Homme des bois au moment de la sortie de L’Etoile du HTC. Et L’Homme des bois, je l’ai clairement écrit contre L’Etoile du HTC. »

Et P.O.L a été celui qui sut entendre ce qui se jouait là, dans cette tentative encore inaboutie ; il se poste dans une position d’attente (de silence, donc), mêlée de ce qu’il faut d’encouragement. Il fallait publier ce texte, y compris, partiellement, contre son auteur, contre les livres précédents de cet auteur ; il fallait pressentir l’importance de ce livre sur le chemin d’écriture de Bailly, il fallait cet alliage d’intuition et d’expérience pour savoir que dans ce détour quelque chose de fondamental se jouait.

« Quand j’en parle avec d’autres éditeurs ou avec des auteurs publiés ailleurs, je me rends compte qu’il était le seul à fonctionner comme ça. Certains ont besoin d’être suivis de plus près. Moi, ça m’allait très bien, parce que j’ai vraiment besoin qu’on me laisse tranquille, et il respectait ça. Mais pour L’Etoile du HTC, j’ai apprécié qu’il soit là, je crois qu’il a compris que quelque chose d’important se jouait, et il a été présent, réactif, à l’écoute. 

[…]

Sur L’Etoile du HTC, je peux dire aussi que j’ai presque écrit ce texte contre P.O.L, contre tout ce que représente P.O.L en termes littéraires, et j’ai apprécié aussi qu’il m’autorise cette sorte de crise d’adolescence. Là aussi, sa position a été très intelligente, car elle m’a permis de ne pas rester bloqué trop fermement sur ma posture de défiance vis-à-vis de la littérature telle qu’il la défendait, et de trouver ensuite une manière d’y revenir qui me corresponde vraiment. 

Contre P.O.L, c’était aussi politique, si je peux oser le terme. Contre cette littérature blanche, littérature de la forme sèche, de l’absence d’effet, qu’il m’arrive de considérer comme bourgeoise. 

Pour autant, cette forme littéraire me parle. Mais je ne veux pas m’en contenter. 

Le transfert avait beau fonctionner, j’avais très peur de ne m’adresser qu’à lui. 

[…]

Pour résumer, s’il y avait une méthode P.O.L, je dirais qu’elle reposait sur deux principes très forts : l’accompagnement sur le long terme (la fidélité, en ce qu’elle peut avoir de sécurisant), et l’idée que c’est l’auteur et non l’éditeur qui sait (la liberté, sans quoi il n’y a pas de création singulière possible). 

Ces deux principes s’alimentaient l’un l’autre. La fidélité permettait la liberté, comme celle de se tromper (que j’ai l’impression d’avoir exercé avec L’Etoile du HTC) et qui m’a permis de découvrir la voie dans laquelle je me suis engagé ensuite. 

Après Michael Jackson5, il aurait pu m’imposer, ou ne serait-ce que me conseiller, de persister dans cette veine. J’aurais pu « répéter la recette » une ou deux fois, mais je me serais vite épuisé, et j’aurais fini par me perdre. »

Liberté et fidélité. Un regard rétrospectif sur les trois livres publiés par Bailly après L’Étoile du Hautacam, qui en des modalités et formes très différentes (livre de deuil en forme d’enquête pour L’Homme des bois ; roman psycho-fantastique pour Les enfants des autres ; mélo poignant pour Le Roman de Jim), explorent ce territoire géographique, confirme cette volonté affirmée, signent ce qui ne pouvait être formalisé comme un projet avant d’être exploré. Et pour avancer dans l’exploration, il fallait publier (rendre public, c’est à dire à la fois faire apparaître et, pour partie, disparaître) L’Étoile du Hautacam. Pour qu’existent les livres à venir, pour pouvoir « écrire L’Homme des bois contre L’Étoile du Hautacam », il fallait bien, d’abord, que cette étoile advint.

« Les écrivains avec lesquels je travaille sont des gens qui sont suffisamment maîtres de leur art pour que les tâtonnements, les hésitations, soient fructueux. Je ne tiens absolument pas à orienter selon mes désirs le travail des écrivains. »6

Il faut une formidable confiance en l’autre, en son œuvre à venir, pour ainsi tenir cet angle, cette position.

Cette confiance en l’œuvre en devenir de l’auteur, qui guide P.O.L, est également, nécessairement, posée sur une discrète mais tenace confiance en son intuition première, celle qui le poussa à accueillir ce premier livre.

Bailly, encore, le confirme :

« On sait qu’il ne publiait pas un texte mais une œuvre, pas au sens pompeux du terme mais dans le sens où il souhaitait favoriser un parcours littéraire. Quand il s’engageait auprès d’un auteur, c’était dans l’espoir qu’il écrive, qu’il continue. Après la sortie de mon premier livre, il m’avait dit : « on va faire beaucoup de livres ensemble ». Parfois, après mon premier roman, on me demandait si je comptais continuer à écrire, la question me semblait d’autant plus absurde que j’étais publié par cet homme là. Emmanuelle Salasc a dit quand il est mort que c’était lui qui l’avait « élue » écrivaine. Quand il vous appelait pour publier votre premier texte, oui, ça faisait office d’élection. Et un écrivain, ça écrit. »

Accueillir — sans limite de temps

P.O.L, aussi précis s’efforçait-il de se tenir dans la formulation de sa position d’éditeur, de rectifier poliment toute imprécision ou confusion quant aux rôles et places de chacun (l’auteur, l’éditeur), ne se défausse pas quant à l’importance de sa place :

« Je sais que je joue de facto un rôle dans la vie des écrivains que je publie… » 7

Jouer un rôle dans la vie de l’auteur : en commençant par changer cette vie, symboliquement mais aussi, parfois, très concrètement — C’est ainsi que Ryoko Sekiguchi, poète japonaise, m’en parle. Elle évoque les six mois entre l’envoi de son manuscrit par voie postale, et le clignotement de sa messagerie de téléphone fixe, signal du message sonore de P.O.L lui annonçant qu’il accepte ce manuscrit (lequel deviendra Calque8) et ce choc que ce signal constitua. Changeant sa vie à venir, oui, car :

« J’étais alors à la troisième année de mes études en France ; ma bourse arrivait à terme, j’allais rentre au Japon, et de fait, arrêter d’écrire en Français. Être acceptée chez P.O.L impliquait de rester en France, d’y vivre. »

« En fait c’était plus qu’un livre – à l’époque je ne savais pas que P.O.L était comme ça – mais il a accepté d’emblée plus qu’un livre, il a accepté ce chemin ; et j’ai senti d’emblée, cet engagement.9»

Et Nina Yargekov le raconte, dans ce texte Comment ça finit, paru dans le recueil collectif Comment ça commence10  :

« J’ai posé mon index sur la sonnette des éditions P.O.L. Cette sonnette sur laquelle, chaque fois que je suis ensuite revenue, je n’ai fait que ré-appuyer, rejouant encore et encore la scène du oui dans une sorte de palimpseste digital.

[…]

J’ai demandé vous êtes sûr sous-entendu j’ai les nerfs fragiles ayez pitié, il a dit oui oui avec un sourire avant de me poser des questions auxquelles j’ai répondu catastrophiquement mal car j’étais obsédée par mes chaussures.

[…]

Place Saint Michel j’ai pensé, l’éditeur qui a publié La Vie mode d’emploi me publie. Petite joie d’orgueil aux faux-airs de syllogisme comme bouclier contre le vertige de l’entrée en littérature : la grande affaire de ma vie. »

Ces deux souvenirs différemment formulés disent ce flash, cette épiphanie que constitue l’instant de la rencontre, non encore avec l’individu P.O.L, non encore même avec l’éditeur P.O.L, mais avec son acceptation, avec ce OUI – c’est en tant qu’auteurs que la rencontre se fait ; en tant qu’auteurs bientôt publiés par lui ; en tant qu’auteurs P.O.L.
Au-delà de la fétichisation ludique, il y a là une assurance, une évidence qui n’apparaît, encore une fois, qu’après coup, qu’à la lecture a posteriori de l’événement depuis ce détail symbolique. Ce à quoi l’éditeur dit oui, simplement oui, le répétant doucement à Nina Yargekov, ce n’est pas simplement à publier un livre ; c’est à faire de l’individu un auteur / une autrice ; et plus précisément, plus effectivement encore, une autrice P.O.L. Une autrice de la « maison ». Une des « 256 » comme les nomme Dominique Fourcade dans son bref éloge paru à la disparition de P.O.L.

Et accueillir dans la « maison » (voire dans la « famille », avec l’entrelacs psychanalytique potentiellement contenu dans cette formule, sur laquelle Ryoko Sekiguchi est longuement revenue dans l’entretien que nous avons eu), c’est adopter, c’est tout prendre – adolescence et crises de croissance y compris (pour reprendre l’exemple de ce livre de Bailly écrit en partie « contre P.O.L, » et forcément, publié par P.O.L), colères, hésitations, volte-faces incluses.

Développons cet exemple de Ryoko Sekiguchi, dont l’étonnant parcours l’est à double titre : elle est une poète japonaise devenue poète française ; ainsi que, ce faisant, une japonaise exilée à long terme (et de bon cœur) en France — et c’est à ce « oui » initial qu’elle le doit. Mais en se penchant sur son évolution littéraire on constate aussi qu’entrée chez P.O.L en 2000 pour de la poésie auto-traduite du japonais vers le français ; elle y a publié ses derniers textes de poésie avant 2010, qui furent suivis de livres de tout autre (et singulier) format.

Elle m’expliqua un jour ne pas parvenir à écrire de la poésie en français  (mais seulement à la traduire); et ne plus parvenir, depuis la France, à l’écrire en japonais.

Ce long chemin d’écriture et éditorial, fait pour partie à côté de P.O.L (chez Catherine Flohic, aux éditions Argol, pour trois petites livres majeurs intitulés L’Astringent, Manger fantôme, et Fade, trois essais ou récits alimentaires d’allure légère, et formidablement denses en ce qu’ils explorent des questions culturelles contenues dans ce rapport à l’aliment (ainsi qu’à sa désignation)) est d’un discret arrachement à une langue (le japonais) et à un genre (la poésie). Il se fit timidement, comme des à-côtés témoignant de son intérêt singulier pour les questions alimentaires, que P.O.L lui laissa expérimenter, tant elle-même n’imaginait pas ce que ces textes pouvaient devenir.

Jusqu’à ce qu’un jour, P.O.L vienne lui intimer dans un sourire, un simple « Bon, Ryoko, ça suffit maintenant », aussi économe que crucial ; qui vint valider ce parcours, signifier à l’autrice que le pas de côté ne valait pas exil – et symboliquement (laissons-nous aller à l’interprétation), que dans ce multiple exil (de pays, de langue, de genre), il lui restait une « maison », une « famille ». Que l’auteure validée par ce oui, poète devenue essayiste, demeurait, au-delà de cet écart, une « auteure P.O.L ».

Nina Yargekov, quant à elle, nous a raconté ce OUI dans le texte sus-cité ce qui et qu’il permettait, validait, autorisait d’emblée. Elle revient dans ce même texte avec la drôle de pertinence qui la caractérise sur cette position d’accueil et d’attente qui demeura tout au long de la suite, ce devenir-écrivain dans le long terme auquel P.O.L était si attentif – elle l’illustre ci-dessous. Mais l’exemple de son livre Double nationalité11 est intéressant à cet endroit : Ce livre est long autant qu’il est drôle, formellement stupéfiant et d’une malicieuse profondeur. Il est long et mit longtemps à s’écrire, à trouver sa solution formelle. Cette encore jeune auteure, d’alors deux titres, publiés chez P.O.L, se voit à la fin du printemps aménager un délai qu’elle n’aurait osé demander — lequel lui permet de livrer début juillet un texte réservé à la rentrée de septembre, soit quelques semaines plus tard — et donc largement hors des délais « techniques » imposés par la fabrication-conception-promotion.

Le livre, si singulier, arrivé in extremis dans les booklets de promotion fin août, obtint un beau succès d’estime et critique, de bouche à oreille, qui alla croissant tout l’automne 2016, jusqu’à lui valoir le prix de Flore. Soit une distinction plus grande et une place d’autrice plus nette, plus affirmée.

Il y a là un bel exemple de cette attente active qui, cumulée au talent d’éditeur (un talent mêlant sens de l’observation, du risque et la circulation des informations) de P.O.L, s’aménage, s’adapte au cas particulier de chaque auteur, de chaque livre de chacun de ces auteurs.

La place du silence, l’importance de la voix // Leur voix seule, pour dire l’importance de la sienne

Pierric :

« Paul disait très peu de choses sur les textes qu’il acceptait, sa grande phrase c’était : « ma façon de vous en parler, c’est de les publier ». 

Quand il aimait vraiment, il avait un mot : «  Sensationnel » . Un ton en dessous, c’était :  « Formidable ». Pour la première version de L’Étoile du Hautacam, il s’est contenté de : «  C’est fort ». Je me suis dit que quelque chose clochait. J’ai passé la nuit à réfléchir. Le lendemain, j’ai décidé de tout reprendre. 

Dans ces cas-là, il invitait tout de même à la prudence, il redoutait qu’à trop retravailler un texte on ne finisse par « l’abîmer ». Mais pour L’Étoile du HTC, il n’a formulé aucune objection à ce que je le reprenne. »

Ryoko :

« J’ai été assez étonnée de cette presque absence d’intervention éditoriale, qui m’a beaucoup surprise par rapport au Japon d’où je venais, que je connaissais – et que j’ai reçue comme une sorte de marque de confiance, de respect. »

Nina :

« De temps à autre il me dit des choses proprement étonnantes et moi mais non objection erreur fourvoiement, je vous certifie que j’ai le monopole de la gratitude c’est mon rôle ma position vous ne pouvez donc pas me remercier ça déstructure toute l’interaction.

[…]

Je dois apprendre la possibilité d’une gratitude mutuelle et enchevêtrée. Dans le grand registre des scripts sociaux, je ne trouve nul modèle, nul précédent pour penser cette relation. »

Ces trois exemples parlent de cette parole, de sa grande économie, de sa non moins grande pertinence, de la marque essentielle d’attention qu’elle constitue. Double sens : ils disent cette attention, celle de cet homme qui « attend ».

(À Virginie Bloch-Lainé, encore :

[…]

« Je ne cherche rien, je ne vais pas chercher les manuscrits, je les attends. Je les attends impatiemment, mais je les attends. »)

Ils disent cet homme qui attend si activement, cet homme qui publie en lieu et place de parler (d’écrire) ; ils disent aussi que cette attention est soulignée, sans ostentation ni exagération, lorsque cela s’avère nécessaire, stratégique, lorsque le manque de confiance pourrait paralyser, ou lorsqu’il faut accélérer pour « faire apparaître » l’auteure – la faire apparaître en place publique et dans le grand carrousel du commerce du livre (à l’exemple de la poussée du Double nationalité de Nina Yargekov lors de la rentrée littéraire 2016), autant que la faire apparaître à elle ou lui-même, manifestant ainsi cette continuation du OUI initial.

Demeurant à elles et eux disponibles, et le signalant, discrètement mais activement.

Il y a dans le texte de Nina Yargekov que j’ai cité une conclusion qui n’irait pas ici, ainsi collée – car il faut préciser que cet texte est aussi un audacieux et judicieux montage, entre ces fragments de récit de la relation auteure-éditeur, dont j’ai cité une part, et d’autres fragments, assez bouleversants, relatant le choc que lui fait la mort de P.O.L. Cette conclusion reprend « ses mots à lui », un collage des mots qu’il lui adressa au cours des années de lecture de ses textes – qui prend une tournure magnifique dans cet ensemble, dans ce montage risqué et subtil ; qu’il serait trompeur de décontextualiser.

Il y a néanmoins, dans ce texte hautement recommandable et recommandé, donc, cette phrase, au presque parfait centre de ce dernier paragraphe :

« J’ai hâte de. Impatient mais serein. ».

Cet « impatient mais serein » résonne au-delà de ce texte, au-delà de cette disparition, et fait un signe, discret, lui-même impatient et serein, à cet a-venir proche, lointain.

À ce « futur ancien présent ».
À cette continuité fameuse, promise par ce OUI initial.

Guénaël Boutouillet

1 In « À voix nue », Paul Otchakovsky-Laurens, entretiens avec Virginie Bloch-Lainé, France culture, février 2014, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-paul-otchakovsky-laurens

2 Bailly Pierrick, L’Homme des bois, Paris, P.O.L, 2017, 160 p.

3 Bailly Pierrick, L’Étoile du Hautacam Paris, P.O.L, 2016, 336 p.

4(propos de l’auteur, source privée)

5 Bailly Pierrick, Mickael Jackson, Paris, P.O.L, 2011, 288 p. (Il s’agit du premier roman de Pierrick Bailly.)

6In « À voix nue », Paul Otchakovsky-Laurens, entretiens avec Virginie Bloch-Lainé, France culture, février 2014, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-paul-otchakovsky-laurens

7In « À voix nue », Paul Otchakovsky-Laurens, entretiens avec Virginie Bloch-Lainé, France culture, février 2014, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-paul-otchakovsky-laurens

8 Sekiguchi Ryoko, Calque, Paris, P.O.L, 2001, 64 p.

9(propos de l’autrice, source privée)

10Yargekov Nina, « Comment ça finit » dans Comment ça commence. Meet 2019 Collectif, dir. Patrick Deville, Saint-Nazaire, Meet éditions, 156 p.

11 Yargekov Nina, Double nationalité, Paris, P.O.L, 2016, 688 p.i

 


Présentation du livre sur le site des Presses du réel : https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=10135&menu=1 :

Une réflexion à large spectre sur les éditions P.O.L, interrogeant la ligne éditoriale, les parti-pris esthétiques et la possible délimitation d’un « territoire P.O.L » au sein de la littérature française contemporaine : un retour sur quarante années de publications qui rend compte de l’importance d’une entreprise éditoriale sans équivalent et d’une communauté d’auteurs dans l’émergence et la définition de ce qu’on peut appeler le contemporain en littérature.

1983-2023 : depuis quarante ans, les éditions P.O.L ont affirmé leur place dans le champ de l’édition française. Une place décisive pour l’émergence et la définition de ce qu’on peut appeler le contemporain en littérature, comme en témoignent les contributions rassemblées dans cet ouvrage, qui réunit des universitaires, des auteurs et autrices, et les responsables de la maison d’édition. Il s’agit de montrer comment P.O.L a pu non seulement refléter mais, plus encore, donner forme au contemporain, en raison de la personnalité et des choix de ses éditeurs, Paul Otchakovsky-Laurens puis Frédéric Boyer, en raison d’un catalogue ouvert qui revendique des choix forts (quant à la place de la poésie et du cinéma en particulier), en raison enfin d’une attention constante aux matérialités (langue, genres, dispositifs) du littéraire et à leur renouveau. « Futur, ancien, actuel », cette formule, qui détourne un titre d’Olivier Cadiot, invite à comprendre une des fabriques majeures de la littérature aujourd’hui.

Publié suite au colloque international éponyme organisé à l’Université de Poitiers et à l’Université Paris Cité en 2022.

Spécialistes de littérature française des XXe et XXIe siècles, Stéphane Bikialo, Maryline Heck et Dominique Rabaté enseignent respectivement dans les universités de Poitiers, Tours et Paris-Cité.

Edité par Stéphane Bikialo, Maryline Heck, Dominique Rabaté.

Contributions de Aurélie Adler, Antoine de Baecque, Olivier Bessard-Banquy, Stéphane Bikialo, Guénael Boutouillet, Frédéric Boyer, Rodolphe Burger, Olivier Cadiot, Michel Briand, Adrien Chassain, Laurent Demanze, Gérard Gavarry, Anne-Cécile Guilbard, Maryline Heck, Célia Houdart, Alison James, Jacques Jouet, Heiata Julienne-Ista, Leslie Kaplan, Abigail Lang, Marie Martin, Dominique Moncond’huy, Warren Motte, Charles Pennequin, Jean-François Puff, Dominique Rabaté, Martin Rass, Nathalie Quintane, Laurent Zimmermann.

paru en mars 2023 / 14,8 x 21 cm (broché) / 408 pages (ill.) /  

24.00 €

ISBN : 978-2-37896-377-4

EAN : 9782378963774

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