Projet El Pocero : dans une ville fantôme de la crise espagnole par Anthony Poiraudeau (éditions Inculte, février 2013)

« J’avais rêvé de villes loin dans la plaine. Leurs silhouettes distantes et dentelées de tours émergeaient au fond du paysage onctueux et ouvert, et l’étendue était toute entière devenue disponible – toute surface n’était que douceur cotonneuse. »

Fin février, il fait un froid hargneux et persistant sur Paris où je passe une semaine, les trajets (nombreux pour relier le Sud où je réside aux Nord et Est où vivent & agissent l’essentiel de mes connaissances) se font tous en métro, où j’aurai lu l’essentiel de ce livre : ma déambulation mentale dans cette Espagne aride aura été rythmée par le défilement des stations des lignes 6 et 9 du métro parisien.

Le livre Projet El Pocero : dans une ville fantôme de la crise espagnole (éditions Inculte, février 2013), de Anthony Poiraudeau, dont une forme de making-off a été publiée, en trois volets (lire le volet 1, le volet 2, le volet 3), sur remue.net, est enfin entre mes mains, je l’attendais j’avoue, comme une promesse – promesse tenue.

Le travail d’Anthony Poiraudeau, lisible sur son blog futiles et graves (mais aussi sur le site  Standards and more), questionne le paysage en tant que structure, observée debout, en marche – l’intérêt tout particulier qu’il porte à certains artistes de Land art ou artistes marcheurs en atteste. Et son écriture de fiction (lire pour exemples sa série intitulée Aperçus du Continent retiré, sur remue.net également), qui, même lorsque non « paysagère », non scrutatrice, non géographique, semblait pourtant passer le monde à travers un filtre très particulier, l’observant (le monde, tout comme la fiction, le récit en cours) en entomologiste déplacé, offrait matière à présage – présage tenu.

C’est une forme de commande, qui lui aura été passée (sur la base sans doute des mêmes présages et promesses) par l’éditeur Inculte : enquêter sur une ville qui n’existe pas. Ou plutôt, sur une ville qui n’existe pas vraiment. Ce voyage à El Quinon, ville nouvelle inachevée et quasi-déserte, au sud de Madrid, fait suite à l’excellent Paris est un leurre, de Xavier Boissel, paru l’an passé. Les deux ensemble constituent l’amorce d’une collection qui ne dit pas son nom (manière de demeurer ouverte et problématique), qu’on dirait consacrée à une ramification très spécifique de la fameuse psycho-géographie initiée par les situationnistes (« La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus, Guy Debord, 1955) : le voyage, concretvers et dans la ville-paradoxe, la ville-fantôme, inachevée, morte-née, imaginaire. (Et ainsi, s’inscrivent dans les traces des pas divagant de Iain Sinclair, dont Inculte fut aussi l’éditeur du livre-monstre London Orbital, récit en plusieurs centaines de pages d’une errance totale, impossible et accomplie, autour de la M25, gigantesque autoroute ceinturant la mégalopole londonienne  (à l’écoute : cet entretien que m’accorda Philippe Vasset, écrivain et préfacier dudit livre, à ce sujet, au Lieu Unique)).

Poiraudeau est allé visiter El Quiñon (sur le web, puis sur les lieux, en Espagne), ville nouvelle jamais parvenue à terme et figée, comme ces animaux préhistoriques congelés en plein mouvement, comme ces habitants de Pompéi jamais revenus d’aller chercher du pain. Il est allé visiter : la ville, ses alentours, ses raisons, son contexte. El Quiñon est une aberration immobilière comme seul le capitalisme (ses bulles, ses crises, tout aussi structurelles) peut en produire. El Quiñon pourtant s’élève au milieu de la plaine, offre ses terrasses désertes à un front de mer imaginaire. El Quiñon se traverse – se traverse à l’infini, pour ainsi dire, tant l’hypothèse d’un centre-ville toujours s’échappe sous les pas de l’enquêteur. Le projet El Pocero est une enquête, sur ce qui demeure, quels que soient les angles sous lesquel l’envisager : un rêve.

« Il m’avait semble voir Aranjuez.Des collines et des déclivités avaient couru vers le sud jusqu’aux bordures du ciel, où des clochers noirs s’escaladaient les uns les autres pour former un bouquet d’ombres voilées. Sans rien savoir du visage d’Aranjuez, ni à peu près rien d’elle, sinon l’image sans contours de palais et jardins somptueux et ses airs de concerto pour guitare et orchestre, j’avais reçu dans le rêve la certitude que cet épaississement architecturé de l’horizon se nommait Aranjuez. Comme si, connaissant un mot sans en savoir le sens et rencontrant pour la première fois l’objet qu’il désigne, l’évidence s’imposait de faire de l’un le signe de l’autre, sans se tromper. »

Sans rien savoir, précise-t-il. Récurrence, au long du livre, de cette affirmation d’humilité, de limitation de l’horizon de la démarche : l’auteur le précise, il n’est ni urbaniste ni géographe, ni spécialiste de la crise financière, ni explorateur patenté, expert en rien. Cette modestie, qui l’honore, est aussi une vertu productrice. (Productrice d’humour, et d’empathie, face à ce nous-même mal armé pour la survie en désert urbain, comptant ses réserves de pépitos, gâteaux qui sont on le sait bien, les favoris d’Indiana Jones et de Corto Maltese). Ainsi chemine-t-il, l’œil aussi ouvert que possible, parmi les signes (signes déposés dans les livres & le web, signes visibles dans le monde dit réel), c’est une expérience de marcheur, menée à ras de terre, avec les moyens du bord. Anthony Poiraudeau nous raconte la ville, nous raconte sa visite de la ville, et la superposition des visions agrandit ce qui dans tous les cas constitue, toujours : un rêve.

Raconter El Quiñon, déjà :

Cet « énorme ensemble d’immeubles (…), construit en quelques années sur le territoire de Seseña, à environ trente-cinq kilomètres au sud de Madrid, (…) est une énormité très prompte. Entre 2003 et 2008, environ 5500 logements ont été construits ici, de quoi loger plus de 16000 personnes. Sa construction devait se poursuivre jusqu’à l’édification achevée de 13000 appartements, où 40000 personnes auraient pu résider – l’équivalent de la population de Chartres ou d’Angoulême. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé ».

Ce qui est arrivé, c’est une chute, celle du démiurge, du géniteur de ce mirage mégalomane : Francisco Hernando, entrepreneur immobilier, plus connu dans son pays sous le surnom d’El Pocero (l’égouttier). Sa biographie, de self made man comme l’époque les vénère, aussi grossier qu’infatigable, caricature vivante d’entrepreneur couillu, est tranquillement épique. Des égouts qui lui valurent son surnom aux villas les plus luxueuses d’Espagne, le trajet ascensionnel, digne des mythologies contemporaines est rendu en quelques pages exemplaires… descente incluse. El Quinon est son dernier chantier d’ampleur, dont l’abandon en cours est, d’évidence, symbolique sur tellement de plans, qu’on sait gré, aussi, à Anthony Poiraudeau de ne pas trop en faire : décrire suffit, parfois, pour faire passer de très belles perspectives et potentialités. La chute et l’étiolement font aussi partie du rêve, le renforcent, l’agrandissent :

« Après avoir construit pour les pauvres parce qu’il ne l’était plus, après avoir construit pour les riches parce qu’il l’était devenu, après avoir construit pour personne, j’imagine que Francisco Hernando peut sans peine construire pour un dictateur, si c’est désormais sous la coupe des dictateurs que les villes continuent de s’étendre, avec ou sans habitants. Peut-être qu’El Pocero se prend à trouver là, en artiste, une sorte de pureté formaliste de villes absolues enfin possibles, tout à fait nues, que l’absence d’habitants n’empêcherait pas de toujours continuer à croître, comme elle n’empêcherait pas Francisco Hernando de toujours continuer à bâtir – un unique chantier, pour que la vie d’El Pocero perpétuellement grandisse. »

Le rêve d’une ville infinie, sans centre ni périphérie, sans début ni fin, absolument onirique, est ce qui préside à la construction d’El Quiñon. Une image mentale de ville. Une projection. C’est une projection qui demeure, une simple trace, un photogramme, que l’enquêteur traverse. Et c’est ce rêve que redouble l’auteur (caché, discret, dans l’enquêteur, lyophilisé pour le voyage), dont l’écriture, précise parfois jusqu’à l’extrême, d’une minutie de géomètre, penchée sur les structures, les formes, leur empilement, parvient à dégager de ce méticuleux examen de surface une béance. Un empêchement. Un manque.

Le manque se dénombre et peut se lister : il manque des gens pour peupler cet espace. Il manque un usage à ces lieux fonctionnels (magasins jamais investis, espaces libres vacants de tout flâneur). Il manque un centre à cette ville. Il manque le roulis des voitures, les ondes et l’électricité, il manque l’encombrement de matières qui forme ville, ordinairement. Il manque même, très concrètement,  l’irrigation nécessaire à faire vivre le nombre d’habitants initialement envisagés par El Pocero (cruelle ironie de comprendre que le projet mégalo de l’égoutier n’aurait de toutes façons pu aboutir, même achevée, même pourvue en habitants potentiels, qu’à une ville hors de tout usage et fatalement désertée). L’eau manque, elle manque en surface (l’environnement, aride au plus haut point, nous est rendu hostile) et manque en potentialité d’usage.

L’eau manque et souligne ce qui dans ce paysage est LA pièce manquante : la mer. On l’a dit plus haut, mais ce fantôme d’urbanisme, cette maquette échelle 1:1, cet agrégat d’habitat vidé de ses habitants, évoque immanquablement l’atmosphère régnant dans les stations balnéaires, hors saison. Tout à ce vertige que lui provoquent ces formes sans fonds, cet extérieur sans intérieur, Anthony Poiraudeau cherche la mer. Il la cherche en cette station plus orbitale que balnéaire, il la cherche et croit la trouver, il en hume les fragrances – et finira par en trouver l’origine, lors d’une conclusion qu’on taira.

Des surfaces scrutées émanent des mirages, qui sont une part de nous-même. Une poétique ici se rêve s’écrivant, discrètement, quelque chose se confirme – une promesse, un présage – la fin tant attendue de l’hiver, déjà.

« Alors, la ville qu’a rejoint le voyageur en lieu et place de celle qu’il est venu chercher est celle d’un autre lointain, un lointain qui est une proximité sans distance, une formulation de familiarité, sans être pour autant la réduction à rien de tout ailleurs, mais plutôt une transformation de l’ailleurs en un nulle part partout similaire, où se trouver revient à être également, au même moment, situé dans tous les autres lieux identiques du monde, aussi distants soient-ils. »

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Lire aussi le bel article consacré à ce livre, sur le tierslivre de François Bon.

Projet El Pocero (Dans une ville fantôme de la crise espagnole), de Anthony Poiraudeau, éditions Inculte / ISBN : 979-1-091887-06-9 / 13×18 | 128 p. | 13,90 €

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