Luc Blanvillain, Le répondeur (Quidam, janvier 2020)

Un plaisir comme celui que procure ce livre est rare – rare dès cette caractéristique, celui d’être une comédie, et de surcroît une bonne, une excellente comédie. Elle excelle par intelligence et par habileté narrative, à quoi une qualité d’observation et de rendu (une langue adaptée, élégante, précise) vient parachever cet effet de profondeur, d’empathie nécessaire au dépassement de ce qui même admirablement assemblé, ne produit parfois qu’un mouvement mécanique (comme dans le vaudeville).

Ce qui se passe, ce qui arrive au narrateur, nous en jouissons et le redoutons, nous l’imaginons par avance et avec lui subissons les surprises, les péripéties qui lui arrivent en avalanche, car nous sommes requis, car nous sommes touchés.

Cette comédie est pleine, et folle, et douce, c’est si rare, et il est si rare de pouvoir à ce point être heureux, la lisant et la passant : d’être heureux d’en jouir, d’être heureux aussi de cette perspective de don qu’elle nous procurera ( pour un temps long (ndr : de toutes façons, nous sommes en avril 2020 et le temps long promet d’être bien long ces jours-ci). Pour faire une bonne passe, il faut avoir reçu un bon ballon : celui-ci est un véritable caviar, se permet d’ajouter le médiateur heureux.

C’est une comédie donc, aussi stimulante par ses nombreuses trouvailles, en son détail – ces trouvailles qui viennent s’enchaîner à l’idée première, la bonne idée originelle, géniale parce que si simple d’apparence. Une idée première, qu’on va raconter, et que l’auteur a eu le goût et le talent de ne pas laisser se suffire à elle-même, mais d’en appréhender dans le détail (le détail encore) les possibilités narratives comme psychologiques. L’entrelacs qui s’ensuit est alors doublement plein : plein de nouveaux possibles, qui s’accumulent et produisent de la narration, et qui ne s’accumulent que parce que l’auteur, et son narrateur, prennent soin du récit en train de se bâtir — et cet effet gigogne est une perfection ironique : on va le voir, plus le narrateur s’efforce de bien faire les choses, de bien accomplir sa mission (qui produit, par nature, du récit), plus il la complique. Cette interdépendance entre la qualité littéraire (un rendu précis de ce qui agite les humains en présence, par la grâce d’une langue savoureuse) et la qualité narrative font le bonheur du lecteur en même temps que le malheur du protagoniste – et c’est en ce sens aussi, que cette comédie en est une grande.

L’argument, donc, venons-y, résumons : Baptiste est un artiste très doué dans un genre « moyen », peu noble : l’imitation vocale. Il est contacté et vite embauché par Jean Chozène, un artiste illustre, très doué dans un genre « noble » : la littérature. L’un, Chozène, cherche du silence pour accomplie dans la paix ce nouveau livre qui peine à s’écrire ; l’autre, Baptiste, donnera de sa voix pour le remplacer aux yeux (ou plutôt aux oreilles) du monde. Baptiste devient donc ce répondeur qui donne le titre au roman, et se charge de répondre à la place de Chozène aux journalistes, aux collègues écrivains, à son éditeur — à diverses sollicitations d’ordre professionnel, donc ; mais aussi à son père, à sa femme, à sa fille — entre dans les compartiments de sa vie la plus privée, la plus intime.

Il répond à son père : et que dit-on, se demande-t-il, à un père très vieux, sur sa fin de vie, quand on se dit si peu, et pourquoi si peu, et comment le résoudre, comprendre, tout en tenant son rôle, continuant donc de parler peu ? Il répond à sa femme, qui vit séparément, pleine de soupçons, dans un rapport abîmé, qu’il tente de réparer sans vraiment s’en rendre compte, d’abord, vite empêtré ensuite. Enfin, il répond à sa fille, et s’en éprend — ce ne serait pas drôle, sinon — mais pensez-y : imaginez-vous vous faire parler, longtemps et quotidiennement, auprès de votre promise, pour son père ? On le disait plus haut, les situations sont inextricables et sans cesse renouvelées – quand l’action en est sans cesse enrichie. On y est, dans l’excellence de la comédie sus-mentionnée : une idée est bonne en ce sens qu’elle dérègle une situation qu’un protagoniste malheureux tente désespérément de faire revenir à la normale, quand de normale il n’y a plus, puisque chaque acte, geste, parole en modifie à jamais le cours.

Ici, les paroles sont essentielles : réfléchir à ce qu’on se dit, c’est réfléchir à pourquoi on le dit, et Baptiste, dans le même temps qu’il parfait son art de copiste (et les réflexions, discrètement semées, sur cette discipline ig-noble, sont passionnantes aussi), est le scénariste involontaire d’aventures bien réelles.

Dont on ne dira rien de plus, pour ne rien déflorer des incessantes surprises dont ce roman génial (mais si discrètement, génial, qu’on doit le mettre en gras), est pourvoyeur. Vous ne l’avez pas encore lu, profitez de votre chance.

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